Jungle

Publié le par Michèle Soullier

photo Tristan ZilbermanLe végétal, l'humide, le moite, la boue...La jungle à l'infini.
Partout des essences et des formes, des essences et des textures, des essences et des couleurs. La lumière transperce la frondaison et imprime des ombres mouvantes.

Le vert...différents verts, couches de verts, foisonnement de verts, explosion de verts ! J'imagine un tableau, une peinture parfois douce comme une aquarelle, parfois brute d'où émane des reliefs, des contrastes, ça et là des touches épaisses, des coups de pinceaux.

Des buissons, des arbustes, des lianes, en bouquets, tapissants ou grimpants, à grosses feuilles, peKtes feuilles, lisses ou pubescentes, claires ou foncées, oblongues, rondes ou découpées. Des branches couvertes de lichens qui s'entrelacent et s'entremêlent. Des troncs qui s'élancent vers le ciel, se propulsent vers la lumière. Des senteurs de terre humide, d'humus fécond, l'arôme sucrés de fleurs improbables.

Premier plan, second plan...Brumes sur les sommets, nuages qui se déchirent et se dissipent. Un rayon de soleil après la pluie et la forêt exhale ses vapeurs. Une végétation exubérante, incontinente s'étale sur les pentes, les recouvre tel un manteau, une couverture. Vu de loin, c'est un ensemble de textures, de tâches juxtaposées, un patchwork, avec quelques espaces plus clairs que sont les zones déboisées.

Le silence et le bruit. Des silences et des bruits font la mélodie de la jungle. Un cri suraigu transperce la vallée, un long cri d'oiseau, et des pépiements, des piaillements l'accompagnent en écho. Des sons mats aussi, de branches qui s'entrechoquent, de coups de becs dans du bois sec. Puis des voix. L'humain n'est pas loin. Des voix qui se mêlent...des mots indistincts, à la consonance musicale et exoKque. Et le chant d'un coq, et d'autres chants de coq qui répondent.

Au sol, la boue. Le bétail a pataugé dans la boue et a laissé des traces. Un troupeau de boeufs à bosse rumine paisiblement une herbe grasse. Au bout de chemin, la case. Simple et rudimentaire. Dalle en béton, structure bois, couverture tôle, et la peinture, une peKte touche déco, d'un bleu profond au milieu du vert végétal.

Des femmes s'affairent autour du fourneau au feu de bois. Les corbeilles de fruits regorgent. Dénuement et profusion...Le frigo avec ses ronflements, une vrai présence ! Il cesse à intervalles réguliers puis reprend sa rengaine, inlassablement. Une télé sans âge diffuse ses programmes que personne n'écoute. Une bouteille vide sur la table : hier, on a refait la révoluKon avec pas mal de whisky. Dehors les poules farfouillant parmi les déchets. Trois chiens sont roulés en boule dans la poussière sous les 4m2 d'un auvent que la gadoue a épargné.

Paisibles les poules, paisibles les chiens, paisibles les deux femmes qui bavardent dans la cuisine. Leurs rires francs, leurs sourires bienveillant quand j'arrive...On me tend une tasse de café. Je remercie d'un sourire à mon tour, faute de mots.

Ceux qui vivent là sont à des heures de la « civilisation », c'est à dire de la route asphaltée. Les premiers voisins sont à plusieurs kilomètres. Une fois, deux fois par mois, on va au ravitaillement pour ce que l'on ne peut produire, des denrées de base...et la bière. Le reste, c'est sur place. Et le reste du temps, c'est ici que ça se passe, à la case, dans les champs. Le manioc, la papaye, et depuis peu, on tente la reconversion au cacao, à l'avocat, à l'arbre à teck...depuis que la coca a été bannie.

On dit que la jungle est prolixe, généreuse. Elle produit des fruits, des tubercules comestibles toute l'année. Mais c'est pas gratos. La nature, il faut la dompter. Il faut la défricher, arracher, planter, tailler et débroussailler, car inlassablement la jungle reprend ses droits. Transporter les récoltes à travers les sentiers sauvages, pentus, ravinés, glissants. A dos d'homme ou à cheval, mais aussi acheminer vers la ville ce qui constituera une monnaie d'échange pour d'autres produits. Le transport, un vrai défi. Les pistes souffrent à chaque orage, souvent des déluges. Entretenir les pistes là où l'état ne fait rien. Un labeur à recommencer sans cesse.

Et vivre là avec des enfants, sans école, autre défi. Grâce à la bataille de quelques uns, un local a été construit et un enseignant enfin nommé au village, mais il n'y a ni médecin ni hôpital à proximité. Alors on se débrouille...Vivre là, ou survivre là. Mais plutôt la terre que la misère à la périphérie de Bogota.

MS
Colombie – janvier 2017 

Publié dans Ici, là-bas

Commenter cet article