La Loire…dans un rêve.

Publié le par Michèle Soullier

photographie Tristan Zilberman

Les cumulus envahissent peu à peu le bleu du ciel, se densifient, puis s'élèvent vers la stratosphère. Ils s'assombrissent jetant un voile métallique sur le plateau. Un dernier rayon de lumière dessine son reflet sur les champs jaunis du mois d'août et sur les fermes silencieuses. Le tonnerre résonne à l'ouest, le vent se lève. Brusquement, des gouttes lourdes et tièdes se déversent sur le sol asséché, ruissellent sur les strates rocheuses du mont Gerbier de Jonc, s'y infiltrent...Et ces eaux rejaillissent en de multiples sources - laquelle est la « vraie » source ? Est-ce important ? De leur convergence naît un cours d'eau. Fluet et bondissant, rapide et déterminé, paré pour un long voyage. On l'appelle la Loire.

Bordée de fleurs et de graminées, elle court à travers les prairies, les schistes et les basaltes, parmi les bois de hêtres ou de conifères. Tout au long de sa course de nouvelles sources, ruisseaux, rivières l'augmentent, l'alimentent durant plus de mille kilomètres jusqu'à sa destination finale, l'océan Atlantique, pour en faire le fleuve le plus long de France.

La goutte d'eau larguée du cumulonimbus se retrouve alors engloutie au coeur d'une fougueuse rivière. Au gré du relief, le flot ralentit, s'apaise, se change en une étendue calme et profonde. Truites aux reflets d'argent, chevesnes entre deux eaux et petite maille qui s'agite. Un bouchon flotte. L'ombre de la canne à pêche s'allonge. Le frôlement d'une branche de saule ou l'onde d'une libellule viennent imprimer des cercles sur les eaux alanguies. Et à nouveau la course reprend parmi les cailloux, jusqu'aux lacs de barrage...La Palisse, Grangent, Villarest. Là, les hommes ont bâti. Ils ont capturé la rivière, ils l'ont emprisonnée pour mieux libérer son énergie. Lorsqu'ils ouvrent les vannes ce sont des milliers de KWH qui vont alimenter les usines, les villes et toutes les infrastructures. L'eau entravée, stoppée, s'épanche. Sa surface, comme un miroir, reflète le vert de la conopée. Mais ses profondeurs noires et opaques gardent les traces d'un passé enfoui. Les troncs pétrifiés, les restes d'un pont, les pans de murs et les ruines de fermes ensevelies lors de la mise en eau de l'ouvrage.

Et la goutte d'eau larguée du cumulonimbus au mont Gerbier de Jonc poursuit sa course vers le nord - Haute-Loire, Loire - ballotée par un flux toujours plus puissant, traversant vallées sauvages et gorges profondes mais aussi bourgades alanguies...un peu oubliées du monde. Saône et Loire. Là aussi, le fleuve a été dompté. Pour l'industrie. Le textile et le surtout le charbon, et la nécessité d'acheminer les matériaux. Usines, chemins de fer, canaux, écluses se souviennent de leur passé glorieux. Aujourd'hui les usines sont à l'abandon. Souvent. Voies ferrées et chemins de hallage sont transformés en pistes cyclables. Les canaux voient surtout des embarcations de tourisme. Les maisons d'éclusiers sont réhabilitées en gîtes d'étape très « cosi » tout au long de ces parcours à vélo qui font de plus en plus d'adeptes. De nouveaux habits pour une ère nouvelle. Celle des loisirs et du tourisme vert. Ambiance bucolique, petits bonheurs en famille ou entre amis.

Longtemps le fleuve maintient son cap au Nord. Il hésite, infléchit son cours vers le sud. Finalement c'est la voie de l'ouest qu'il choisit. Viennent alors les grandes confluences. Le Cher, l'Indre, la Vienne...et la Maine. Les estuaires s'étalent et débordent. Au fil des crus, les limons se sont répandus et ont fertilisé les terres alentours pour en faire des vignobles d'exception. Les berges verdoyantes foisonnent de toutes sortes d'oiseaux, des castors et des ragondins s'affairent parmi les racines et les roseaux.

Sur la route, des cités prestigieuses. Orléans, Blois, Amboise, Tours, Saumur, Angers...Chacune nous raconte des petits bouts d'histoire de France. Ici la ville de l'illustre pucelle. Là, celle d'une dynastie royale. Elles nous rappellent l'épopée des bâtisseurs de cathédrales, puis celle des grands architectes de la Renaissance. Ici la signature d'un traité, là une bataille légendaire. Et les châteaux ! Magestieux, arrogants, symboles de la grandeur d'une monarchie vaincue. Quantité de films, de récits, de souvenirs d'école nous parlent de ces épisodes et alimentent notre imaginaire. Événements historiques ? Légendes ? On ne sait. On ne sait où est l'histoire et où est la légende. Aux abords des châteaux, des flots de touristes se déversent par cars entiers. A Chambord, trois policiers en tenue de guerre et gilets pare-balles, par 30° à l'ombre. Etat d'urgence oblige ! Sécurité ou simulacre de sécurité, pour rassurer la foule des visiteurs ?

La Loire s'achemine lentement mais surement vers l'Océan Atlantique. La petite goutte larguée du cumulonimbus au Mont Gerbier de Jonc a oublié depuis longtemps l'odeur des bruyères et des genêts. Et le fleuve avance, se répand, se divise en de multiples bras et boires. Il se joue des hommes qui depuis des siècles tentent d'en faire un fleuve « utile ». Seules quelques modestes rafiots de pêches, et d'antiques barcasse en bois souvent reconverties pour la promenade des touristes, parviennent à le naviguer. Les crus ont eu raisons des aménagements faits à grand renfort d'ingéniosité pour dompter les caprices, les débordements et les ensablements de Madame la Loire...Les hommes ont renoncé pour le plus grand bonheur de la nature sauvage. Qui lui vaut aujourd'hui son label, sa reconnaissance comme patrimoine mondial de l'UNESCO.

Nantes. Ce port qui a vu partir les bateaux des négriers, qui a prospéré de son commerce lointain, de ses chantiers navals, puis qui a péréclité au fil des crises de l'industrie a su rebondir et se métamorphoser. Cosmopolite et vivante, la ville s'est résolument ancrée dans le nouveau siècle. Sur l'île éponyme, des ateliers reconvertis en musée, bar, restaurants. Des berges aménagées pour la flânerie, la convivialité. Oeuvres d'art et installations futuristes sont à l'honneur. Un improbable éléphant géant déambule avec son chargement de passagers. La mécanique réglée au quart de poil, barrit, arrose le public alentours et fait la joie des enfants.

Passé la cité nantaise, le cours d'eau se transforme. L'estuaire est là, comme un lac qui s'étire entre fleuve et mer. Une soixantaine kilomètres, et ce sera la fin du voyage. Une brume maritime s'élève au-dessus de l'eau et l'eau se confond avec le ciel dans sa grisaille. Le cri des mouettes nous rappelle la proximité du littoral. Petit à petit, les zones humides reculent. Encore quelques champs de roseaux, le vol d'un héron, d'une aigrette. Encore quelques ports de pêches assoupis, et déjà les installations industrielles se profilent : les centrales thermiques, leurs grandes cheminées, leurs pylones s'imposent dans un paysage morne et plat. Et au bout du bout, Saint-Nazaire. Une ville, un port, un symbole !

Première vision, les zones industrielles ; et les terrains vagues ; et les entrepôts ; et les chantiers. Ici, finie la promenade bucolique. Pourtant, on est avide de découvrir ce lieu hors du commun où se mêlent activités industrielles, portuaires...et les traces d'une histoire qui a marqué la ville au fer.

De ce port effervescent, sont nés les grands paquebots transatlantiques. Mais ce port a connu aussi l'occupation allemande et l'implantation de sa base sous-marine. Des centaines de milliers de mètre cubes de bétons coulés dans la baie pour abriter la flotte de guerre nazie. Aujourd'hui le béton est quasi intacte. La ville traine cet héritage et elle a dû s'en accommoder. Avait-elle d'autres choix ? Le blaukhaus a été reconverti en un espace pour le moins insolite, dédié à la culture et aux loisirs. Il fait à présent partie du patrimoine et de l'identité de la cité.

Et ainsi s'achève la Loire.

Et la goutte d'eau, minuscule, insignifiante, larguée du cumulonimbus au mont Gerbier des joncs n'en revient pas de tout ce chemin parcouru. Elle est à présent ballottée dans les flots de l'océan Atlantique...Soudain, sans qu'elle ne parvienne à réaliser quoique ce soit, la voilà aspirée dans une ascendance de l'air, et à nouveau happée par un petit cumulus qui vogue, léger, léger au grè des vents et l'emporte vers les mers du sud, vers des terres lointaines, ou peut-être la ramène vers les hauts plateaux où elle a commencé sa course. Qui sait ?

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