Au Vietnam, en passant(e)

Publié le par Michèle Soullier

photographie Tristan Zilberman

Depuis longtemps je voulais visiter ce pays. J'ignore pourquoi. Dans cet immense sud-est asiatique, pourquoi le Vietnam ?

Est-ce l'attrait pour une époque que j'exècre et qui me fascine à la fois ? L'époque où des compatriotes partaient conquérir le monde et tentaient l'aventure aux colonies. Des noms chargés d'exotisme résonnent dans ma tête : Tonkin, Cochinchine, Mékong... Des images surgissent : de rizières, de cocotiers, d'hommes affairés dans des champs inondés, de fleuves aux eaux boueuses qui se répandent, laissant de part et d'autre de vastes marécages, de villes faites d'empilements hétéroclites, grouillantes, bruyantes, encombrées de vélos aux chargements improbables, de voies aquatiques bondées d'embarcations de toutes sortes, de ports survoltés où se chargent et se déchargent à dos d'homme ou de mulet (aujourd'hui de scooter) des tonnes de marchandises, des images romanesques telles que Marguerite Duras a su nous les faire partager dans « barrage contre le Pacifique », quand l'océan est le plus fort et que l'homme n'a plus qu'à se soumettre.

Je pense à ces colons venus chercher fortune dans ce paradis fantasmé et qui se sont enlisés dans ce pays où l'oisiveté n'a pas sa place. Ils ont été nombreux à se laisser prendre au piège : filles, alcool, paradis artificiels, et au bout du chemin, l'ennui, la déchéance. Le privilège du maître signifiait aussi sa perte. Pourtant, contre toute attente, l'empreinte de la France est toujours prégnante. L'architecture coloniale avec ses édifices dédiés à l'administration ainsi que de nombreuses résidences bourgeoises sont entretenus, les façades repeintes, les jardins bien soignés. On reconnaît ce style entre mille avec ses terrasses, ses colonnades, ses persiennes, ses toits recouverts de tuiles mécaniques. Tout ça a un parfum de III ème République. En revanche, l'habitat plus modeste de cette époque se perd dans un méli-mélo de constructions venues au fil de temps se greffer sur l'existant. C'est un peu comme un jeu d'en retrouver la trace : ici un bout de façade ancienne flanqué d'un panneau publicitaire, là, un pan de tuiles au milieu des tôles, une rambarde rouillée... Le chemin de fer reliant Saigon à Hanoi est aussi une œuvre du colonisateur. Cette voix ferrée historique est toujours en activité.

Nguyen Sinh Cung, connu sous le nom de Ho Chi Minh (celui qui éclaire), a organisé la lutte pour l'indépendance du pays contre la présence française et fondé le parti communiste vietnamien. Il est considéré comme le père de la nation et à ce titre vénéré. A sa mort en 1969, son corps a été embaumé et placé dans un mausolée. Celui-ci trône sur une immense place à Hanoi, un grand bâtiment austère surveillé jour et nuit par une garde en costume blanc immaculé, s'adonnant à un ballet réglé au quart de poil. Chaque jour, dès l'aube, une file se forme pour venir, qui se recueillir, qui satisfaire sa curiosité. Des citoyens, des touristes, des étudiants, jusqu'aux écoles maternelles. Mais le mausolée n'est pas un parc d'attraction ! Tout est là pour nous rappeler au solennel : Fouille à l'entrée et dépôt de tout bagage en consigne, file indienne obligatoire le long d'un marquage au sol, et une fois entre les murs, le silence absolu. Tout est sombre à l'intérieur, éclairage à minima. La file avance au pas, lentement. On ne double pas, on ne s'arrête pas. On se prépare à le voir. Première volée de marches et son visage éclairé apparaît. Tel la belle au bois dormant dans son cercueil de verre, l'oncle Hô est là, immobile. Il porte un costume qui se fond dans la pénombre du tombeau mais son visage est illuminé, ses yeux sont fermés, ses traits apaisés. Il repose. La file avance et les regards sont rivés sur lui jusqu'au bout pour ne pas perdre une bribe de la scène. Un dernier coup d'oeil et on enclenche une seconde volée de marches descendantes qui nous conduit vers la sortie, la rue, la vie.

Delta de Mekong, 35°C et une hygrométrie maximum. Ici, ce sont fruits à profusion, pêches foisonnantes, nature généreuse pour qui s'astreint à l'apprivoiser. Le revers de la médaille, c'est la jungle, les crues, la chaleur, les moustiques et une faune parfois peu engageante. Mes pensées se tournent vers ces combattants de l'US Army partis défendre les valeurs de l'occident capitaliste. Leurs élites leur ont fait miroiter gloire et reconnaissance. Pauvres boys, naïfs et dociles ! Ils y ont perdu la vie, la dignité, la raison. Quelles chances avaient-ils face à ce peuple déterminé, prêt à tout pour défendre une indépendance si chèrement gagnée quelques années plus tôt ? L'enlisement des troupes américaines au Vietnam a fait couler beaucoup d'encre. Je n'ajouterai que « pauvres boys, rien à envier à nos poilus de la guerre de 14-18 » !

La ville est une ruche. C'est le vrombissement incessant des hordes de scooter qui se répandent dans les rues au rythme des feux de circulation. Mais la ruche est aussi dans les ruelles, les chantiers, les magasins, les gares...Chacun s'affaire, jeunes ou vieux, hommes ou femmes et même enfants. Le chômage existe-t-il ici ? En tout cas l'oisiveté ne semble pas faire partie des principes de vie. Le repos, juste ce qu'il faut pour régénérer les corps. Aux heures chaudes, on peut voir dans les maisons dont le rez-de-chaussée s'ouvre à même la rue, des gens allongés. Ils mangent et se reposent près de leur petit temple d'appartement décoré et éclairé avec tout le kitch dont ils ont l'art. Ils vaquent sans se soucier des passants. Le promeneur étranger n'a pas à s'inquiéter, il peut lui aussi vaquer sereinement. Personne ne s'intéresse à lui. Pas de sollicitations, pas de regards en coin sur les sacoches ou les appareils photo. Ici, les touristes sont pénards.

Pas non plus de violence ou d'agressivité au volant (ou au guidon). Malgré la densité du trafic et l'impression de gros bazar, ça circule plutôt bien et chacun semble porter en lui un certain sens des responsabilités. Nous qui vivons sur un continent bardé de normes et de lois, avons sans doute des leçons à prendre.

L'île de Cat-Ba, une étape vers la baie d'Ha Long. Elle se trouve à quelque encablure de Hai-Phong. Ses habitants y vivent (encore) de pêche, d'agriculture et de plus en plus de tourisme. La quantité d'hôtels, d'agences de voyage, de restaurants, laisse imaginer l'activité du lieu en pleine saison. Mais l'hiver tout est calme. Les touristes sont rares à l'exception de quelques routards.

Un ciel gris se reflète sur les eaux du port. La rade est encombrée de bateaux et de barques en bois qui semblent d'un autre âge. A l'heure de prendre la mer, les pêcheurs sont au taquet : nettoyer, préparer les filets, charger les soutes de blocs de glace... A la nuit tombée, ils quitteront le port. Déjà les embarcations s'illuminent. Les marins avalent un bol de soupe, fument une dernière cigarette avant de prendre la large.

Du bourg de Cat-Ba, on part à la découverte de la baie de Lan Ha puis d'Ha Long. Départ pour une journée de croisière au fil de l'eau en compagnie d'un petit groupe et d'un guide local. Nous croisons un village flottant bien abrité dans un écrin de collines, un paquet de maisonnettes en bois peint agglutinées les unes aux autres : ce sont des fermes piscicoles. Des centaines de personnes vivent là. Du linge est étendu. Les chiens aboient au passage des bateaux.

Notre embarcation file lentement sur une eau calme et lisse, éclairée par un soleil blafard. La brume se dissipe laissant apparaître petit à petit des chapelets de rochers et des îlots envahis d'une végétation luxuriante. Le vert prend le dessus, le gris s'estompe. Le silence règne. Seuls quelques cris d'oiseaux viennent le rompre ainsi que le ronron léger du moteur que l'on entend à peine. Il paraît que c'est ici le paradis des singes. En s'approchant, on les aperçoit, plutôt on les devine dans le balancement des branches. Au fur et à mesure de notre avancée, les passages se font plus en plus étroits parmi les émergences rocheuses qui sont, elles, de plus en plus denses. Les kayaks arrimés à l'arrière du bateau nous permettront de poursuivre l'exploration dans les espaces les plus exigus, vers les entrées de grottes ou sous les tunnels creusés par l'érosion. Une bruine accompagne notre navigation, l'humidité nous pénètre. Il fait froid, mais le spectacle est si fascinant qu'on ne s'attarde pas sur ce détail. Emmagasiner images, odeurs, sensations, c'est ce qui compte. Durant la saison touristique, le nombre d'embarcations est phénoménal sur ce site classé au patrimoine mondial de l'UNESCO. A parier qu'il y a des embouteillages ! Alors, quel privilège de le découvrir dans cette solitude.

L'île de Cat-Ba est en plein métamorphose. Plusieurs complexes touristiques sont en chantier, ainsi qu'une route pour les desservir. Les terres cultivables vont en prendre un coup, ce qui laisse présager de beaux jours aux petits vendeurs de souvenirs et d'artisanat importé de Chine ! Néanmoins une bonne partie du territoire, vaste jungle s'étalant sur des hectares, a été classée en parc naturel et sera préservée.

Mais la mutation du pays se lit avant tout dans la ville. Ho Chi Ming City, la légendaire Saigon, vit une fièvre immobilière sans précédent. Désormais, elle abrite la tour Bitexco, une des plus hautes du monde. Un monument de béton, de glace et d'aluminium, véritable temple dédié à la consommation et aux affaires. Les slogans de la république socialiste, ses drapeaux, ses faucilles et marteaux ont beau s'étaler un peu partout, ils n'en occultent pas pour autant la marque d'une entrée fulgurante du pays dans la grande foire mondialisée.

Faisant table rase des plus vieux quartiers pour autant que leur emplacement intéresse les promoteurs, la « belle architecture » avance. Elle grignote peu à peu ces lieux où foisonnent encore petits marchés et artisanat populaire.

Au-delà du port, d'antiques bicoques sur pilotis s'arriment avec opiniâtreté aux berges du fleuve. Amas de tôles et autres matériaux de récupérations, elles sont pourtant en sursis. Leurs bois sont rongés par la pourriture. Leurs habitants, pêcheurs et petits marchands, des survivants. Ceux d'un temps où l'activité économique se jouait au fil de l'eau. Quand la vie, c'était le fleuve...

Vouées à la ruine, elles le sont. Plutôt à la destruction programmée sous les coups des bulldozers avant même que le processus naturel n'ait fait son œuvre. L'urbanisme avance tel un rouleau compresseur. L'habitat fluvial est grignoté peu à peu par une modernité sans concession.

Mais au fond, qui s'en soucie hormis quelques romantiques un peu décalés ? Ici, on croit en l'avenir, un avenir plein de promesses, pour une jeunesse pleine de fougue et de foi.

le 31 janvier 2016

Publié dans Ici, là-bas

Commenter cet article