Colombie - Une histoire de terre et de sang

Publié le par Michèle Soullier

Sumapaz Photos de Tristan Zilberman(on dit Soumapaz), c'est une région sur la cordière orientale au sud de Bogota. Un pàramo, c'est à dire un plateau (4000 mètres environ), un « biotope » avec ses spécificités écologiques, un site grandiose, classé parc naturel.
Pourtant, ce lieu enchanteur est déserté des touristes. Il est historiquement aux mains des FARC, la principale guérilla du pays.

Marcos est un artiste Colombien. Il vit à Paris. Il s'intéresse à la cause des guérillas, il est sensible à leur combat. En tant qu'artiste et militant, il a pu établir des contacts à Sumapaz dans le cadre d'un projet qui l'amènera à photographier des paysans.
Le projet est dans les tuyaux depuis un certain temps. Il attend des autorisations qui tardent à venir dans le contexte particulier des accords de paix.

Et si nous prenions les devants ? Nous décidons de partir pour Sumapaz, en reconnaissance seulement.

Depuis la capitale, nous roulons quelques heures en direction du sud, traversons des banlieues interminables. La misère y est prégnante. A perte de vue des collines couvertes de constructions. Bogota s'étend, n'en finit pas de s'étendre comme une lèpre. Le béton et les habitats de fortune supplantent des pâturages abandonnés.
De nombreux terrains proches de la mégapole, autrefois agricoles, ont été rachetés dans un but de spéculation, puis laissés à l'abandon. Les migrants des campagnes les colonisent, s'y installent sans titre, mais ont-ils d'autre choix ? Ces implantations illégales font parfois l'objet d'expulsions mais la vague des néo-urbains est un tsunami (pauvreté, insécurité...).
Enfin, l'urbain s'efface. L'habitat se raréfie. Le monde rural est là. La piste, et de part et d'autre des prairies, du bétail, des cultures, la pomme de terre notamment qui recouvre les pentes, des villages, des cases éparses. Au fur et à mesure que nous avançons, nous mesurons l'isolement des habitants.

Nous traversons des paysages uniques, majestueux. Des sommets, des vallées, des vallons, des cascades, des étangs, des marécages. Et partout, des pentes recouvertes d'« espeletias », cette plante qui fait la spécificité du « paràmo ». Elle emmagasine la vapeur d'eau pour la restituer aux sols par les racines. Des sols gorgés d'eau, imbibés comme des tourbières d'Ecosse. Et cette eau alimente des lacs puis s'écoule vers les plaines pour faire de Sumapaz une des plus importante réserve d'eau du pays.

Nous roulons, nous parlons...Nous voulons en savoir un peu plus sur la guérilla, ou plutôt les guérillas et leur histoire. Que penser de tout ça ? Si l'on en croit la plupart des médias, les combattants sont des trafiquants, des terroristes qui kidnappent et assassinent. Mais encore ? Quelles sont leurs motivations. Pourquoi une lutte qui dure depuis près de 60 ans ? Et Marcos raconte.

Les FARC (Force armée révolutionnaire colombienne) est la plus ancienne organisation, et la plus puissante aussi. Elle est issue d'une alliance entre le parti communiste interdit à la fin des années 50, des chrétiens de gauche (théologie de la libération) ainsi que des paysans pauvres qui luttent pour leurs terres, des terres qu'ils cultivent souvent depuis des générations et dont la propriété leur est contestée. Leur cheval de bataille, c'est la réforme agraire. L'ELN, (armée de libération nationale) est proche de la révolution cubaine. Ses militants sont plus urbains, plus intellos, souvent issus des milieux étudiants. Il y a aussi l'ELP (armée populaire de libération) de sensibilité maoïste, le mouvement M 19 aujourd'hui disparu, et quelques autres organisations de moindre importance.

Les guérillas, on s'en doute, ne sont pas des mouvements pacifiques. Elles pratiquent la résistance et la lutte armée. Elles répondent par la violente à la violence d'Etat. Elles ont face à elles une armée régulière violente et corrompue mais aussi les para-militaires, ces mercenaires engagés par les gros propriétaires et les multinationales pour protéger leurs intérêts. Aujourd'hui la plupart des combattants aspirent à la paix. Selon notre ami, les exactions et les meurtres viennent surtout des para-militaires.

La violence...c'est culturel ?
Elle fut celle des « conquistadors » dans leur quête d'Eldorado, celles des prédicateurs face aux indiens rétifs à la conversion, celle des colons s'opposant à la couronne d'Espagne, celle des combattants unis derrière Bolivar dans leur lutte pour l'indépendance. Celle des guerres civiles, des dictatures militaires qui se succédèrent. Celle faite aux paysans spoliés, aux intellectuels bannis. Celle infligée aux militants, aux syndicalistes embastillés, torturés, assassinés...et celle des guérillas.

Dans les années 1946 à 1957, la Colombie a connu un climat d'extrême violence que l'histoire retient sous le nom de « Violencia ». Deux partis (libéraux et conservateurs) se sont affrontés, déchirés, entretués : 200 à 300 000 morts selon les chiffres officiels.
Puis une entente a été trouvée, un « Front National » s'est constitué. Mais la violence n'a pas disparu pour autant. Les partis de la gauche radicale – parti communiste notamment, qui refusèrent les compromis furent interdits. Des gens « peu recommandables » pour le pouvoir, alors que s'achève un épisode majeur de la guerre froide : la guerre de Corée, dans laquelle la Colombie a combattu aux côtés des USA.

Parce qu'interdits, les partis d'opposition entrent dans la clandestinité et se constituent en guérillas. Ils prônent la réforme agraire, la réglementation pour l'exploitation des minerais, la justice sociale tout simplement. Que les terres, les sous-sols, les forêts, les ressources en eau, ne leur soient pas confisqués au profit de quelques privilégiés riches et influents, ou de multinationales à l'avidité sans fond.

Dans les années 2000, alors que les FARC avaient fait d'énormes avancées et gagné en popularité, le gouvernement mit en place « l'opération Colombie ». Financée par les USA pour officiellement éradiquer les cultures de la coca et les trafics de drogue, l'opération ouvrit en réalité une chasse effrénée aux organisations rebelles.

Pourtant, malgré les milliards versés par les états-uniens (qui ont endetté le pays pour longtemps), les combattants n'ont pas abandonné leur lutte. Ils se sont tout simplement déplacés, repliés vers des lieux toujours plus reculés, toujours plus isolés.

Eradiquer la coca, un défi ! Car c'est une culture très ancienne ici, une tradition. Elle remonte aux civilisations précolombiennes. La plante permet de résister à l'altitude, à la faim, elle soigne de nombreux maux...
Mais comment est-elle devenu un stupéfiant ? Qui l'a développée à grande échelle ?
La caca et son dérivé la cocaïne s'est surtout développée dans les années 80 sur fond de baisse continue du prix des matières premières et avec la mise en place des politiques d’ajustement structurel. En Bolivie par exemple, des indiens mis à pied lors de la privatisation des mines d’étain ont déferlé dans la région amazonienne du Chapare où ils ont planté massivement de la coca. Si les guérillas en ont fait un moyen de se financer, le trafic a alimenté et alimente encore toutes sortes de mafias, de cartels.

Pour les paysans, cette culture de la coca est (a été) un moyen de subsistance. Elle présente de nombreux avantages par rapport à d'autres cultures. Elle s'adapte aux montagnes et aux reliefs escarpés, elle est facile à stocker et à transporter une fois

séchée. Comment se convertir à d'autres productions sans des investissements massifs dans les moyens de communication et le transport ? Et quelles alternatives ? La banane, l'avocat, l'ananas ? A condition (parce que périssables) de pouvoir les transporter, les exporter. La banane, quant à elle, perdit beaucoup d'attractivité lors de la « guerre de la banane » dans laquelle l'Europe décida de privilégier par des protections douanières, le fruit antillais.

Il reste bien sûr le cacao et le café...

Dans les zones qu'elle occupe, la guérilla représente une véritable institution. Elle administre des territoires entiers dans lesquels l'Etat est quasiment absent. Pas d'infrastructures, pas de services publics. La guérillas tente de pallier à ces carences tout en organisant la lutte. Pour agir, elle a besoin de moyens. Alors, elle collecte un impôt, un impôt dit « révolutionnaire ».

–  C'est quoi l'impôt révolutionnaire ? Les révolutionnaires font payer les riches pour donner aux pauvres ?

–  Oui, c'est ça ;)

–  Mais comment ils s'y prennent ? Les riches acceptent de donner ? Ou bien il doivent leur prendre de force ?

–  Il faut leur mettre la pression évidemment.

–  Ce sont des méthodes mafieuses !

–  L'état aussi a des méthodes mafieuses. L'état protège les mafieux.

–  Donc, pas de différence. L'état est mafieux, la guérilla est mafieuse !

–  Mais c'est l'objectif qui est différent. La guérilla défend les pauvres, la répartition des richesses, le bien commun. L'état est au service des puissants. Il prélève un impôt injuste, il protège les mafias, enrichit une minorité. L'impôt révolutionnaire n'est pas légitime, mais il est juste.

Et la piste avance. Nous nous rapprochons du but.
Lorsque nous débarquons à San Juan de Sumapaz, nous sommes regardés avec suspicion et l'appareil photo n'est pas le bienvenu. Dans ce village assez austère, perché sur un plateau verdoyant, on remarque d'emblée les fresques murales affichant des messages pour l'agriculture paysanne et le maintient de la terre aux paysans. Quelques cases plutôt rudimentaires le composent. L'une portant drapeau semble avoir une fonction administrative. En face, une boutique où l'on trouve les produits de consommation courante, plus loin un restaurant, boucherie, on ne sait trop. Des pièces de bœuf sont étalées sur une banque ou suspendues à des crochets, mais dans l'arrière boutique, la maitresse de maison prépare des bouillons agrémentés de viande et de riz pour la clientèle. L'accueil est poli, mais là aussi, la méfiance règne.
Dehors, il pleut. Les chiens mouillés font triste mine et de rares villageois circulent dans les rues remplies de boue. Nous recherchons un lieu pour loger. Ce sera possible à quelques kilomètres de là, dans le bourg de Union. A Union de Sumapaz, il y a un hôtel nous dit-on.
Le village de Union est presque une « petite ville » au regard de San Juan. Ici, de nombreux véhicules stationnent dans la rue. Surtout des 4x4. Y aura-t-il de la place à l'auberge ? Nous entrons. La patronne nous accueille avec un grand sourire. On sent beaucoup de générosité chez cette femme. On a de la chance, des personnes se sont décommandées. Nous aurons de quoi loger, mais elle nous explique que dans tous les cas, elle ne laisse jamais personne dehors et nous montre une pile de matelas qu'elle installe dans le hall si jamais ses chambres sont pleines. Le lieu et si isolé que refuser un client serait le mettre en danger. Ici la solidarité est sans faille. Peu importe les conditions d'accueil. Le repas est simple mais copieux. On partage la table avec des ouvriers venus

travailler sur la zone pour l'entretien des voies et des lignes électriques. Ceux sont eux qui constituent l'essentiel de la clientèle. Avalant leur bouillon, ils ont les yeux rivés sur le petit écran qui diffuse des infos en boucle. Ils finiront la soirée par une partie de cartes.

Actuellement, la région vit dans l'inquiétude. La cause en est : les accords de paix. Surprenant ! Depuis des années, les paysans de Sumapaz résistent à une expulsion programmée. Outre une fabuleuse réserve d'eau, leur territoire est riche en minerais et convoité par divers intérêts privés. Pour l'heure, la guérillas est bien implantée. Elle « veille au grain ». Tant qu'elle est là, les paysans se sentent en sécurité. Ils savent que les militaires présents sur le site ne peuvent pas faire n'importe quoi. Mais que va-t-il se passer si les accords aboutissent ? La guérilla n'aura plus de raison d'être. Elle désertera les montagnes. Alors rien n'arrêtera les militaires et surtout les para-militaires qui vont profiter de la situation pour multiplier les pressions sur les habitants. La crainte c'est la toute puissance de ces factions face au laxisme du gouvernement. Si aujourd'hui, le président Santos affiche un certain volontarisme, il y a de gros doutes quant à ses véritables intentions et aux moyens qu'il met en œuvre.

Marcos suit de près les avancées du processus de paix. Il fait partie de plusieurs organisations qui effectuent un travail de veille sur ce qui se passe sur le terrain. Et pas un jour sans qu'il ne reçoive des messages l'informant de disparitions, d'assassinats de syndicalistes ou de leaders politiques. Car il faut le dire, tout le monde n'est pas favorable à la paix comme l'a montré le référendum.
La paix ça signifie pour certains, se priver de juteux profits issus des business du conflit. La paix met au jour des vérités, pas bonnes à divulguer pour tout le monde. La paix fait tomber des masques ! Alors, pour éviter ça, corrupteurs et corrompus, mafiosi de tous poils font des choix radicaux : éliminer toute personne susceptible de faire tomber ces masques. S'opposer à la paix c'est aussi, pour d'autres, refuser des amnisties injustifiables.
Inversement, valider le processus, c'est tourner une page, changer l'image du pays, renouer avec le tourisme et s'ouvrir au monde. Les motivations sont donc diverses et variées.

Les FARC souhaitent que ce processus aboutisse. Ils sont prêt à déposer les armes. Si toutes leurs revendications n'ont pas été satisfaites, ils veulent à présent les obtenir pacifiquement, dans la légalité. En revanche, l'ELN estime que le compte n'y est pas. Toute la question des mines dont ils refusent la privatisation n'a pas été traitée. Pour eux, même s'ils le déplorent , la résistance armée n'a peut-être pas dit son dernier mot.

MS

Février 2017 

Publié dans Ici, là-bas

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