Le marathon des deux continents

Publié le par Michèle Soullier

Nous étions des centaines de milliers, tous au coude-à-coude, entassés, bousculés, baladés au gré de la marée humaine, soumis aux aléas de la foule, ne maîtrisant rien de nos mouvements, condamnés à subir. Il faut dire que la manifestation était de taille et détient une renommée internationale : le marathon d'Istanbul, c'est le marathon des deux continents qui part de la rive asiatique du Bosphore et se poursuit en terre européenne. Le bus nous avait largué là et piétinant sur le trottoir, nous attendions avec impatience le signal pour se mettre en marche vers la ligne de départ. Le froid matinal était vif en ce mois de novembre, mais les nuages de la nuit s'étaient dissipés et le soleil semblait vouloir être de la partie. Malgré cela, nous étions transis de froid. La promiscuité, source de chaleur humaine, n'aurait finalement pas que du mauvais !

Il fallut emprunter une passerelle qui franchissait l'avenue, puis longer une voie rapide, où en ce jour exceptionnel, la circulation avait été interdite. Tenue de sport et dossard pour la plupart, simples vêtements confortables et décontractés pour les autres, nous étions tous en ordre de marche, tel un troupeau discipliné ou un bataillon en campagne, et avancions d'un pas décidé. Des groupes de jeunes gens arborant les couleurs de leur lycée, de leur université ou de leur club de sport, semblaient plus impatients encore et doublaient tout le monde. Enfin, nous atteignîmes ce que nous pensions être le point de ralliement, mais qui n'était en fait qu'un engorgement dû à la rencontre de deux flux humains. Nous dûmes patienter encore parmi la foule.

On se hissait sur la pointe des pieds espérant voir quelque chose qui nous renseigne sur l'évolution de la situation. On profitait d'un petit espace pour se dégager à droite ou à gauche, pour s'insinuer et opérer un léger déplacement. On observait les visages : tout le monde était sur le qui-vive. Les bambins que l'on avait perché sur les épaules des papas pour éviter de les perdre, ou simplement pour éviter qu'ils ne s'étouffent, gesticulaient et lançaient des cris intempestifs. Les plus âgés tentaient d'échapper à la vigilance des parents pour escalader un muret, une palissade afin d'observer eux aussi, ce qui se passait. Nous fûmes immobilisés ainsi une bonne demi-heure avant de pouvoir redémarrer.

Il faut dire que nous étions les derniers à partir, pour une course de 10 km seulement. Le parcours des amateurs en quelque sorte, ceux qui étaient là pour le plaisir de participer au-delà de tout souci de performance. Les autres, les vrais sportifs, les champions internationaux couraient depuis belle lurette. Dès les premières heures du jours ils étaient déjà fin prêts pour leurs 42 km ! Ensuite venaient les amateurs bien entraînés qui s'engageaient pour 20 km, ou d'autres pour 15 km. Ceux-là nous précédaient de peu. Quant à nous, nous étions les promeneurs du dimanche, en queue du peloton, venus pour traverser à pied le Bosphore, tranquillement, sans se presser. Juste après nous, le pont serait réouvert à la circulation automobile.

Durant notre laborieuse avancée, nous entendions de temps en temps les micros cracher quelques annonces, et la foule répondre par des « Aaah », ou des « Oooh »...Ces annonces laissaient présager un départ imminent, pourtant nous n'avancions toujours qu'à grand peine. C'est qu'il fallait le temps que le bouchon se dissipe. Au bout de ce temps à poireauter, et après plusieurs fausses alertes, on sentit du frémissement. Sans s'en rendre compte, nous avions opéré un déplacement. Pour preuve, la barrière de sécurité de la voie rapide s'était éloignée de plusieurs mètres. Petit à petit, on commença à marcher presque normalement, à distance raisonnable les uns des autres.

Soudain, le signal du départ retentit, suivi de cris d'euphorie. Une partie de la foule se lança alors dans la course parmi les applaudissements. Des groupes entiers avançaient désormais en petites foulées, doublant la masse des promeneurs. Bien que toujours très nombreux, on eut tout à coup une impression d'espace. On put apercevoir de part et d'autre de l'avenue, des camions publicitaires, des bannières flottant sous le vent, des rangées de petites cabines WC multicolores, mais aussi des marchands ambulants venus avec leurs chargements de bouteilles d'eau ou de simit, ces petits pains en forme de couronne, spécialité locale. Un peu partout des enceintes diffusaient une musique martelante.

Après un bon quart d'heure, alors que notre pas avait pris le rythme d'une flânerie bucolique, nous vîmes enfin le pont, ou du moins le haut des piles et des câbles. D'ici peu nous serions dessus. Il était presque midi. Le soleil avait déjà bien réchauffé l'atmosphère et il régnait comme un goût de printemps, de légèreté, de bonne humeur. L'ambiance était à la fête.Des jeunes gens venus entre amis ou en couple, photographiaient à tout va, qui avec son smartphone, son appareil ou sa tablette, espérant immortaliser cette belle journée. On grimpait sur les barrières séparant les voies et on prenait la pose, les doigts en V, la bouche en cœur...On s'exhibait dans des postures humoristiques ou provocatrices, parfois très...suggestives, comme si ce jour-là tout était permis. La police était là, bien sûr, pour assurer la sécurité, pour éviter que des suicidaires potentiels ne passent à l'acte, mais elle semblait prise, elle aussi, dans cette ambiance bon enfant. Rien à voir avec sa présence pesante, voire menaçante, aux abords de la place Taksim, où à la moindre manifestation citoyenne, elle débarque par bataillons entiers, véhicules blindés et tenue de combat.

Outre la jeunesse en effervescence, on rencontrait sur le pont des familles et des personnes âgées, de toutes origines, de toutes confessions. Les tenus vestimentaires bien souvent révélatrices de la condition sociale, étaient là pour en témoigner. Des manteaux et des vestes d'un autre âge, mais propres et repassés, à l'image de ces « habits du dimanche » que l'on rencontre encore dans les campagnes en Europe, indiquaient la présence des « gens de peu », et confirmait la dimension populaire cet événement sportif. Quelques femmes en nikab, sous bonne garde, étaient également de la partie. D'autres participants étaient venus en militants. Ils déambulaient déguisés, exhibant pancartes et banderoles pour attirer l'attention, profitant du rassemblement pour passer leur message : pour la scolarisation des filles, contre l'abus des plastics dans l'environnement, ou pour annoncer le retour prochain d'un messie...

Tout à coup, on sentit que l'on mettait les pieds sur quelque chose qui n'était plus tout à fait la terre ferme. On perçut sous nos pieds comme une ondulation, la sensation d'être sur un bateau, en même temps que montait en nous, le martellement occasionnés par les milliers de pas qui foulaient, dans un rythme désordonné, le tablier du pont. Je ne pus m'empêcher de penser à ce phénomène bien connu d'entrée en résonance qui avait été décrit lorsque des soldats marchant au pas sur un pont, avaient impulsé un balancement qui s'auto-alimentait, s'accentuait jusqu'à entraîner la rupture de l'ouvrage. Mais nos coureurs n'étant pas synchro dans leurs foulées. A priori, nous ne risquions rien. Nous passâmes donc le pont, observant en contrebas, le trafic des bateaux sur le Bosphore, les installations portuaires, les anciens palais les constructions modernes...

Mais déjà, au loin, nous apercevions la foule qui atteignait la rive occidentale et qui petit à petit, se dispersait. Le périple touchait à sa fin. Il ne nous resterait plus qu'à regagner le centre-ville à travers les avenues et les ruelles, car, bien sûr, l'euphorie de la ligne d'arrivée ne serait pas pour nous, les flâneurs !

Photographie de Tristan Zilberman

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